Le français, de Montaigne à nos jours : Un vecteur d’émancipation intellectuelle et de dissémination

Ce n’est sans doute pas un hasard si l’édition 2023 de la Journée internationale de la Francophonie peut aujourd'hui célébrer « 321 millions de francophones » et « des milliards de contenus culturels ». De Montaigne à Pascal, de grands penseurs ont contribué à faire du français le véhicule d’une grande œuvre d’émancipation intellectuelle, explique le professeur Moriarty de l'université de Cambridge. // Image: Shutterstock//Franck Boston
Le français, de Montaigne à nos jours : Un vecteur d’émancipation intellectuelle et de dissémination
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Ce n’est sans doute pas un hasard si l’édition 2023 de la Journée internationale de la Francophonie peut aujourd'hui célébrer « 321 millions de francophones » et « des milliards de contenus culturels ». L’avènement de l’imprimerie et les perturbations religieuses liées à la Réforme ont en effet créé au XVIe  siècle en France les conditions d’une littérature sérieuse en prose et en langue vernaculaire.

Lorsque Jean Calvin a écrit, en 1536, l’Institution de la religion chrétienne, texte fondamental de la théologie protestante, c’est en latin qu’il l’a fait, comme c’était normal pour un ouvrage de théologie à l’époque. Mais il n’a pas tardé à traduire son texte en français, visant ainsi un public plus large que celui des érudits. Vers le milieu du siècle on a commencé à disséminer l’héritage culturel de l’Antiquité grecque et romaine par des traductions en français. Mais le moment décisif dans l’essor du français comme véhicule de l’activité intellectuelle, c’est sans doute la parution en 1580 des Essais de Montaigne. Un penseur indépendant, profondément versé dans les littératures grecque et romaine, a ainsi choisi de produire non pas un ouvrage d’érudition, mais un ouvrage de réflexion, pour lequel il a puisé non seulement dans ses lectures mais aussi dans ses expériences personnelles. Et il a choisi de l’écrire en français.

Le paradoxe, c’est que le français n’était pas la langue maternelle de Montaigne. Son père avait souhaité lui inculquer une maîtrise parfaite du latinet fait de cette langue celle de la maison : même les domestiques étaient obligés de s’en servir pour communiquer avec leur jeune maître. La méthode a réussi dans la mesure où, toujours enfant, le jeune Montaigne a impressionné de grands érudits par la qualité de son latin.

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Quand il se mettra à écrire, Montaigne aura cependant recours au français. Mais un français bigarré de latin, puisque son texte fourmille de citations latines. Le rapport de Montaigne à son texte français se complique du fait qu’il voit l’avenir de ses Essais comme compromis par la mutabilité du français (« qui peut esperer que sa forme presente soit en usage, d’icy cinquante ans?»). Observation hautement perspicace, en un sens, puisque la langue française va se transmuer après la mort de Montaigne, prenant vers le milieu du XVIIe siècle à peu près sa forme moderne ; ce qui n’empêche pas qu’on continue à lire les Essais en quête d’une sagesse qui incorpore de manière éclectique les courants de pensée antiques (stoïcisme, épicurisme, scepticisme, aristotélisme), tout en mesurant les théories à l’aune du vécu.

Malgré tout ce qui les sépare (Descartes est un penseur systématique, Montaigne tout le contraire), c’est l’exemple de Montaigne que Descartes a suivi quand il a choisi le français au lieu du latin, pour présenter à un public large (y compris les femmes) sa nouvelle philosophie (Discours de la méthode (1637)). Comme Montaigne, il y critique les procédés de l’enseignement scolastique, et fait valoir la supériorité de la pensée indépendante, nourrie de l’expérience de la vie. Et s’il optera pour le latin dans les Méditations métaphysiques, où il présente ses arguments de façon plus approfondie pour un lectorat érudit, il en reverra néanmoins soigneusement la traduction en français par le duc de Luynes. De même, son disciple le plus important, le père Malebranche, a fait confiance au français pour développer une philosophie subtile, audacieuse et systématique.

Tous ces écrivains ont contribué à faire du français une langue capable d’exprimer les idées les plus précises et les aperçus les plus subtils d’une manière intelligible à un public plus large que celui des savants, tout en répondant aux besoins de ceux-ci. 

Entre Descartes et Malebranche est venu Pascal. Dans ses ouvrages de mathématique il recourt quelquefois au latin. Mais dans le domaine, pour lui plus important, de la religion, il a recours au français pour atteindre un plus large public. D’abord dans les Provinciales (1657) il a utilisé le français pour rendre intelligibles les disputes des théologiens, et pour exposer les enjeux politiques qu’elles masquaient, allant jusqu’à critiquer l’emploi par certains théologiens de termes comme prochain ou suffisant dans un sens autre que celui que leur reconnaissent les usagers du français de tous les jours (« toutes les femmes, qui font la moitié du monde, tous les gens de la Cour, tous les gens de guerre, tous les magistrats, tous les gens de Palais, les marchands, les artisans, tout le peuple »). Dans l’ouvrage inachevé qu’on appelle les Pensées (1670) il épouse la manière d’écrire qu’il attribue à Montaigne, composant son ouvrage « de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie », pour faire reconnaître à ses lecteurs la misère et la grandeur de l’homme, dont seule la doctrine chrétienne permettait d’expliquer la nature paradoxale à ses yeux . Il ne se prive pas des ressources de la rhétorique mais il s’en sert pour développer une éloquence toute personnelle.

En somme, tous ces écrivains ont contribué à faire du français une langue capable d’exprimer les idées les plus précises et les aperçus les plus subtils d’une manière intelligible à un public plus large que celui des savants, tout en répondant aux besoins de ceux-ci. Grâce à eux, le français se fit ainsi le véhicule d’une grande œuvre d’émancipation intellectuelle, tout en contribuant de façon incontournable à l’héritage culturel européen. Un héritage culturel qui, grâce à la mutabilité du français et aux successeurs de l’imprimerie, continue aujourd’hui à s’enrichir bien au-delà des frontières du Vieux Continent. Et pour, je l’espère, encore bien des siècles à venir.   






 
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