L'esprit de frontière: un défi pour le multilatéralisme

L'esprit de frontière: un défi pour le multilatéralisme
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Cet article fait partie du Forum Network série sur International Co-operation

L'histoire personnelle influence la pensée et les choix de chacun. En réfléchissant à mon histoire, je ne peux m'empêcher d'identifier un mot clé qui a eu une forte influence sur mes croyances, mes choix et mes aspirations : la frontière. Un concept, celui de frontière, qui, outre son aspect le niveau personnel, représente une catégorie que je trouve très utile pour analyser les défis d'aujourd'hui et de demain.

Mon histoire commence sur une frontière, celle près de laquelle j'ai grandi. En effet, à l'âge de 12 ans, mes parents ont décidé de quitter Pise pour Strasbourg, où l'université de la ville avait fait une offre intéressante à mon père, professeur de calcul probabiliste. Passer ces années fondamentales sur cette frontière, si importante pour l'histoire récente de l'Europe, a eu un grand impact et a certainement été à l’origine de ma décision de contribuer au « rêve » européen.

Plus tard, dans les années 90, au début de mon parcours politique, le concept de frontière a continué de m'accompagner, à partir de la chute du mur de Berlin, qui marque la disparation de la frontière entre les deux Allemagnes, et le début de la deuxième grande phase du processus d'intégration européenne. Dans ces années, l'achèvement du marché unique et, surtout, l'expansion de l'espace Schengen abattirent les frontières physiques, alors que Maastricht et l'euro aspiraient à éliminer les frontières économiques et psychologiques liées aux opérations de change et au fait d’avoir une seule monnaie dans la poche, de Lisbonne à Helsinki.

Beaucoup a changé aujourd'hui. Cette phase de « rêve » est terminée et l'Europe est devenue mortelle. Le processus d’amenuisement des frontières qui, symboliquement, représentait également l'aspiration à la convergence économique et politique des États membres s’est non seulement arrêté mais également inversé. Sur le plan économique, la crise économique a accentué les divergences entre les pays méditerranéens et ceux du Nord, réunis autour de l'Allemagne. Sur le plan politique, la Catalogne est l'exemple le plus frappant du retour des divisions d'indépendance et d'identité au sein de certains États. Les grands phénomènes migratoires et la menace du terrorisme islamique ont mis en lumière les frontières extérieures de l'Union - en particulier sur la Méditerranée - mais aussi celles internes ; du mur de Budapest aux tensions à Bardonecchia entre la France et l’Italie ; des barrières entre la Slovénie et la Croatie à la jungle de Calais. Pour les Britanniques, le « Take Back Control », au cœur du Brexit, a exprimé un désir de reprendre le contrôle de leur vie, notamment à travers le contrôle de leurs frontières. Ironiquement, le sort des négociations dépendra principalement d'une autre frontière, celle qui divise l'île d'Irlande.

Dans cette perspective, les crises européennes s'inscrivent dans une vision plus large de la crise du multilatéralisme à l'échelle mondiale et, de fait, reflètent également certaines dynamiques. Aux frontières orientales, le choc de l'annexion de la Crimée, première violation des frontières de la Seconde Guerre mondiale et, plus généralement, la situation dans l'est de l'Ukraine, nous rappelle que la guerre froide n'a jamais complètement cessé et par conséquent, l'importance d'un cadre multilatéral sain au sein duquel promouvoir la coopération et la confiance. De l'autre côté de l'Atlantique, la frontière entre les États-Unis et le Mexique est devenue un autre symbole de l'une des principales menaces qui pèse sur le multilatéralisme, America First. Un changement soudain d’approche de la principale puissance mondiale qui, avec son comportement agressif dans le domaine de la politique commerciale, mine également un autre pilier de l'ordre multilatéral, l'OMC.

Le concept de frontière s'applique également à un autre grand défi de notre temps qui ne peut être gagné que dans un contexte multilatéral : le changement climatique. En effet, les frontières de certains pays changent déjà aujourd'hui en raison de la montée des océans, notamment dans le Pacifique et l'océan Indien, et le phénomène est appelé à devenir de plus en plus critique. En Afrique, la désertification et l'impact du changement climatique, conjugués à l'instabilité politique intrinsèque de certaines régions, due notamment au caractère arbitraire des frontières établies à l'époque coloniale, risquent d'alimenter les conflits armés anciens et nouveaux. La nécessité de renforcer une gouvernance multilatérale solide, c'est aussi la nécessité de définir et de codifier en droit international la figure du réfugié climatique, qui est malheureusement destinée à devenir très importante dans les années à venir.

Mais les frontières ne marquent pas seulement des divisions entre Etats ou peuples. Elles sont également présentes dans nos pays, dans nos villes, et ne sont pas seulement spatiales, mais aussi existentielles. C'est peut-être l'élément commun par excellence de ce qui se passe dans les pays occidentaux et contribue à la déstabilisation de l'ordre multilatéral. Le détachement des classes dirigeantes du monde réel, l'abandon des perdants de la mondialisation, la négligence - en particulier dans les pays d'Europe du Sud – de la jeunesse et les inégalités croissantes ne sont que quelques-uns des phénomènes qui créent des divisions profondes au sein de nos sociétés, alimentant le vent de l'autoritarisme. Ce sont les frontières existentielles qui menacent l'essence même des démocraties, en poussant d'abord vers la mentalité du me first.


Une mentalité incompatible avec l'équilibre sous-jacent au multilatéralisme, qui est donc remis en question par ces frontières existentielles, sur lesquelles son avenir se joue. L'élimination de ces frontières est le grand défi de l'avenir et se lie à tant de questions cruciales à discuter dans ce Forum, de la fiscalité à l'éducation, de la technologie à la nécessité d'inventer de nouvelles formes de participation à la démocratie représentative. Nous avons besoin d'un effort collectif et d'un système qui puisse relier tous ces aspects, car seul un ordre multilatéral peut nous accompagner dans cette phase de transition entre les âges. Les enjeux sont très élevés : il en va de l'avenir de l'humanité.

Banner photo by Violette Filippini on Unsplash

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Reimagining Democracy


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about 5 years ago

Dear Enrico,

thank you for this article. I would argue that if we do not offer to everyone, especially children, the opportunity to develop their cross-cultural abilities, we can not expect a humane globalization. Astonishingly, we acknowledge that math and languages are important but the abilities to be and think like a global citizen are not even on the radar. www.idrgculture.eu.